VI

Les nuages gris de la saison des orages bouchaient toujours le ciel sans que jamais la Cité, au-dessous, ne soit battue par les pluies et les vents. « Encore un effet de la magie des Disparus », pensa Kadiya.

Elle se tenait à une fenêtre en étage, donnant sur les sombres alignements de bâtisses qu’adoucissait, par endroits, un rideau de verdure. Elle ne se trouvait pas dans le palais au grand hall où elle avait fait la rencontre des Hassittis, mais dans une tour, située derrière cette demeure, où on l’avait escortée et où elle avait instamment demandé que l’on porte Jagun.

A en juger d’après leur ameublement, cette pièce comme les deux autres de l’étage avaient servi de résidence à une personne de haut rang. Les Hassittis les avaient conservées dans le meilleur état possible.

Un lit curieusement façonné en forme de coquille, et probablement construit dans des éclats de coquillages, se dressait sur une estrade arrondie. Non loin étaient disposées une table assez basse, luisant du même éclat nacré, ainsi qu’une pile de nattes recouvertes de tissus richement ornés, aux couleurs un peu fanées, mais intactes. Avec leurs abat-jour en coquille, les lampes repoussaient l’ombre en bordure de la pièce.

Les fresques décorant les murs représentaient un rivage si subtilement peint que Kadiya aurait pu se croire au bord d’un lac si les trois fenêtres donnant sur le monde extérieur ne l’avaient pas rappelée à la réalité. Sur la rive, on apercevait des oiseaux et des tapis de plantes luxuriantes émaillés de fleurs aux corolles dorées.

La pièce abritait également un grand coffre. Deux des femelles Hassittis qui les avaient conduits ici l’avaient ouvert à leur arrivée pour en extraire des aunes de tissu scintillant. Il renfermait aussi des colliers, des bracelets et d’autres bijoux incrustés de pierres précieuses.

Olla et Runna avaient expliqué que tous ces trésors étaient destinés à Kadiya et avaient paru fort déçues en constatant que la jeune fille n’abandonnait pas aussitôt ses vêtements de voyage pour revêtir les somptueuses parures. Mais Kadiya avait repoussé leur offre : son premier souci était d’installer confortablement Jagun sur un matelas de nattes et de veiller à son bien-être.

Peu de temps auparavant, Tostlet avait retiré l’emplâtre qui couvrait les paupières du chasseur pour examiner l’état de ses yeux. Jagun s’était redressé et avait regardé Kadiya en poussant un cri de joie :

« Fille de Roi, je vois ! »

Il s’était accroché à son bras quand elle s’était agenouillée à ses côtés, pour l’attirer plus près encore.

« Que c’est bon, Clairvoyante, que c’est bon ! »

Tostlet était entrée, une coupe à la main.

« Qu’il boive », dit-elle, en offrant la coupe à Kadiya, comme si elle craignait que Jagun la lui refuse.

« Qu’il boive, qu’il dorme, car maintenant c’est de sommeil qu’il a besoin. »

Jagun avait bu, et lorsque Kadiya l’avait reposé doucement sur le matelas, ses yeux se fermaient déjà. Ils étaient encore très irrités et leurs paupières très enflées.

Elle avait attendu d’être sûre qu’il dorme pour renvoyer la Hassitti. Ces créatures avaient plongé Jagun au cœur du brasier, mais elles avaient également su le soigner lorsqu’il en était sorti. La colère de Kadiya était retombée. Sans doute les Hassittis avaient-ils obéi à une loi archaïque en laissant le chasseur se faire prendre au piège du labyrinthe. Elle ne pouvait pas le leur reprocher, du moins plus maintenant.

Mais le labyrinthe hantait ses pensées. La création de ce lieu infernal avait dû exiger un pouvoir bien supérieur à tous ceux qu’elle connaissait. Orogastus lui-même, à l’apogée de sa puissance, n’aurait pu créer une telle défense. Quand avait-il été conçu ? Si ce n’était pas l’œuvre des Hassittis, son usage devait alors remonter au temps des Disparus.

Kadiya se passa la main sur le front. Tant de questions irrésolues, tant d’énigmes. Cette journée l’avait convaincue de son ignorance. Haramis était Archimage. La magie était de son ressort. Pas elle, Kadiya. Au lieu d’aller percer les secrets des montagnes, sa sœur aurait dû venir s’interroger sur ceux des bourbiers.

Kadiya s’écarta lentement de la fenêtre. Il faisait nuit et cette journée terrifiante avait épuisé ses forces. Elle s’approcha du coffre qu’Olla avait laissé ouvert et eut soudain envie d’en examiner le contenu.

Elle saisit la première des étoffes, qui se déplia dans un scintillement éblouissant et ruissela à terre. Elle ruisselait véritablement car une myriade de gouttes de cristal la garnissait, tintant légèrement à chaque mouvement.

Le vêtement ressemblait un peu aux costumes en lambeaux qui habillaient certains des Hassittis, mais celui-ci était merveilleusement conservé et resplendissait. On aurait dit qu’il avait été tissé la veille. Les longues manches se refermaient sur les poignets par des bandes de cristal. Le bustier était orné d’entrelacs compliqués, enlacés et roulés en festons autour des boutons, également en cristal.

L’étoffe, blanche, cachait, aux creux des plis, des reflets de nacre moirée, comme on en trouve à l’intérieur des coquillages. Elle souleva cette magnifique robe : sa longueur laissait penser qu’elle était probablement destinée à quelqu’un de haute taille, mais elle était en parfait état et prête à être enfilée.

Kadiya la plia sur son bras, jeta un coup d’œil sur Jagun pour s’assurer qu’il dormait paisiblement et se dirigea vers la pièce voisine. Comme dans les fontaines qu’elle avait vues à l’extérieur, de l’eau claire jaillissait d’une sculpture en forme de poisson dans une vasque assez large pour qu’elle puisse s’y baigner.

Kadiya posa la robe sur le rebord de la vasque et commença à enlever sa cotte de mailles. Soudain, elle aperçut une silhouette sur le côté. Elle avait déjà sa dague à la main lorsqu’elle se rendit compte qu’elle se trouvait face au plus grand miroir qu’elle eût jamais vu, montant du sol jusqu’au plafond. Cette créature misérable, c’était elle-même. Depuis ses cheveux hirsutes, taillés ras sur le haut du crâne lors de sa lutte contre la liane, jusqu’à ses bottes détrempées, elle ressemblait au plus pauvre des paysans des polders à l’époque du repiquage.

Elle se défit rapidement de ses vêtements souillés pour entrer dans le bain. L’eau était tiède, comme dans la fontaine. Kadiya aperçut une rangée de boîtes sur une étagère à hauteur de sa main, semblables à celles qui se trouvaient à la Citadelle et dont elle se servait avec tant de plaisir après les longues journées passées avec Jagun à explorer les marais : elles contenaient des carrés de mousse épaisse que l’on plongeait dans l’eau et qui servaient d’éponges, laissant la peau douce et parfumée. Kadiya lava vivement les traces de boue sur son corps puis s’attaqua à ses cheveux, malgré la douleur provenant des plaies causées par la liane perfide.

Une serviette de jonc tissé l’attendait. Elle se sécha vigoureusement, puis enfila la robe. Elle avait souvent dû porter des vêtements de cérémonies, bien malgré elle, mais dans les trésors de la garde-robe de sa mère, elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau que cette tenue.

Kadiya était trop grande. Il lui fallut prendre sa ceinture, la nettoyer avec la mousse et la sécher soigneusement afin de rassembler autour de sa taille les plis soyeux brodés de cristaux. Elle roula les manches et dut encore remonter la traîne dans sa ceinture pour éviter de marcher dessus. Une fois prête, elle s’examina dans le miroir et fit une grimace à son reflet.

Contrastant avec la blancheur immaculée du vêtement, ses mains et son visage semblaient noirs et rugueux. Elle ne pouvait rien de plus pour ses cheveux, hormis espérer qu’ils repoussent rapidement. Elle se sentait empruntée dans cette tenue splendide sans, toutefois, avoir envie de l’enlever pour remettre ses anciens habits. Elle ne voulait même pas risquer de les effleurer, de peur de tacher sa robe. Mais les laisser là, en tapon dans un coin, n’était pas non plus une solution. Il lui faudrait trouver le moyen de les nettoyer et de les rapiécer.

Kadiya rassembla du bout des doigts ses oripeaux et les porta à bout de bras dans la pièce voisine où elle les posa sur une natte. Olla ou Runna lui indiquerait sûrement comment les remettre en état.

Marcher pieds nus sur la douceur des nattes couleur crème qui jonchaient le sol n’était pas pour lui déplaire, mais elle trouvait peu adaptée cette lourde ceinture qui retenait la somptueuse étoffe de la robe. Aussi plongea-t-elle à nouveau dans le coffre pour en sortir une écharpe de soie argentée, qu’elle roula en torsade et à laquelle elle accrocha sa dague.

Un doux murmure se fit entendre derrière le rideau qui servait de porte. Des Hassittis. Elle savait désormais saisir leur mode de pensée même si elle se gardait bien d’en sonder les profondeurs.

« Entrez ! »

Relevant le pan de sa robe afin de se mouvoir plus aisément, Kadiya observa Olla qui apportait un plateau garni d’assiettes en argent, suivie de Runna qui portait l’une de ces lanternes d’où montait une odeur épicée.

Elles inclinèrent toutes deux leurs têtes aux longs museaux dans sa direction en traversant la pièce pour déposer leur fardeau sur la table.

Olla fit signe à Kadiya d’approcher, appuyant ses gestes d’un bruit semblable à la stridulence des cigales, assez bas, mais joyeux. La jeune fille prit place sur le tapis de nattes face à la table. La voyant un peu empêtrée dans sa robe, Runna l’aida à en déployer les longs pans, tandis qu’Olla découvrit deux bols et versa de l’eau dans un gobelet semblable à celui dont la jeune fille s’était servie avec Gosel.

Le repas se composait à nouveau de fruits et d’une sorte de soupe épaisse qui se mangeait, cette fois, à l’aide d’une large cuillère. Kadiya la trouva délicieuse et l’avala rapidement, en souriant aux Hassittis.

Elle avait le sentiment d’être dans un rêve. Tandis qu’elle dînait, la fumée épicée montant de la lanterne formait une nuée flottant dans la pièce. Les faibles lumières des autres petites lampes chassaient mal les ombres de l’obscurité croissante. Lorsqu’elle eut achevé son repas et que les Hassittis sortirent, emportant le plateau, Kadiya alla s’asseoir auprès de Jagun. Il dormait calmement, mais sa présence la rappela à la réalité.

Pour s’assurer qu’elle était bien tangible et réelle comme cette pièce qui les abritait, la jeune fille palpa longuement l’étoffe de la robe qui recouvrait ses genoux.

Malgré tout, elle était mal à l’aise. Elle avait l’impression de se retrouver au cœur d’une action dont elle ne savait rien, sur laquelle elle n’avait aucun pouvoir. Jusque-là, sa mission avait paru concrète : retourner au jardin pour lui restituer sa part du Grand Talisman, puis découvrir – apprendre – ainsi que le mystérieux être voilé le lui avait promis lors de leur rencontre. Mais apprendre quoi ? Elle n’en avait pas la moindre idée.

A user des pouvoirs magiques ? Non, ceux-ci étaient réservés à Haramis. A gouverner les marécages ? Elle ne voulait pas de couronne et refusait de rivaliser avec Anigel. Restait cette aspiration qu’elle sentait au fond d’elle-même et à laquelle il lui fallait apprendre à répondre. Mais comment ?

Jamais par le passé, un être de sa race n’avait été aussi à l’aise dans les marais. Les Nyssomus et les Uisgus avaient répondu à son appel pour venir se battre. Elle connaissait les marécages et leurs chemins secrets mieux que tout autre en Ruwenda, mieux encore que les marchands les plus hardis.

Cependant, c’était là un pays de secrets, d’innombrables secrets. Une vie entière ne suffirait sans doute pas à les découvrir tous. L’Archimage Binah, dans sa tour de Noth, devait en savoir long. S’il était vrai que Kadiya était l’une des Disparus choisie comme Gardienne, alors elle percerait les mystères du passé, ce passé bouleversé que les Hassittis tentaient de préserver.

Kadiya ferma les yeux lentement, avec détermination. Elle avait réussi à communiquer avec Gosel et comprenait les pensées, du moins superficielles, de ceux de sa race. Maintenant, elle voulait trouver ce qu’elle était venue chercher : l’être mystérieux qui lui avait promis le Savoir.

Utilisant le langage muet dont elle se servait avec les Hassittis, elle se concentra pour reproduire une image mentale de ce personnage voilé de brume, et l’appela auprès d’elle.

Aussitôt tout son corps se raidit et elle poussa un cri intérieur, qu’elle ne laissa pas sortir de ses lèvres. Tremblante, elle porta inconsciemment ses mains à ses oreilles.

Dans sa quête ignorante, elle venait de rencontrer quelque chose de si sombre, de si menaçant, qu’elle avait cru en mourir. Elle ouvrit les yeux.

Les ombres envahissaient la pièce. Elle en observa tous les recoins, cherchant une trace du danger qui la guettait. Mais il n’y avait rien de suspect. Pourtant, Jagun poussa un cri et ses mains battirent l’air comme s’il tentait de repousser un ennemi. Il ne se leva pas et n’ouvrit pas les yeux, aussi Kadiya pensa-t-elle qu’il dormait encore et qu’elle avait dû imposer cette même image aux rêves du chasseur.

Aux rêves… Les Hassittis ne lui avaient-ils pas justement parlé de leurs rêves et laissé entendre qu’ils pratiquaient la divination par les songes ?

A cet instant, un bruit retentit derrière le rideau et elle reconnut Gosel par la pensée plus vite encore qu’elle ne l’aurait fait s’il était entré.

« Noble Dame ! » Le ton était impératif.

« Entre. »

Il avait replié les pans de son châle afin de marcher plus vite et il se précipita dans la pièce.

« Noble Dame ! »

A la grande surprise de Kadiya, il se jeta à genoux devant elle, une main tendue vers l’ourlet de sa robe. Une peur immense était entrée avec lui, Kadiya la ressentait de tout son être. Sur son matelas, Jagun s’agitait, tournant la tête, émettant une sorte de grognement sourd.

« Les troubles approchent. » Gosel la fixait des yeux, comme si l’intensité de son regard pouvait arracher à Kadiya la réponse qu’il attendait.

« Quave a rêvé », dit-il dans un souffle, laissant ensuite planer un silence avant de poursuivre. « Il a vu en songe que le Mal était en mouvement, mais il n’a pas pu voir d’où il venait. Quave est rongé d’angoisse. Noble Dame, sers-toi du Pouvoir et dis-nous ce qui nous attend et ce que nous devons faire. »

Ils refusaient toujours d’admettre qu’elle n’était pas de la race des Disparus. Comment leur faire comprendre qu’elle ne disposait pas d’un tel pouvoir ?

« Gosel… »

Kadiya tentait d’ordonner ses pensées pour les clarifier :

« Je te l’ai dit, je ne suis pas de ceux que vous attendez. Les gens de ma race n’ont que peu de pouvoirs ou du moins rares sont ceux qui en ont et je n’en fais pas partie. Une mission m’a conduite jusqu’ici, un rôle m’a été confié, mais j’ignore lequel. Toutefois… » La jeune fille hésita un instant :

« Quand la couronne m’a été offerte, j’ai choisi les marais. Peut-être l’ai-je fait parce que je pensais que les forces des Ténèbres avaient quitté les bourbiers lorsque nous avons vaincu Voltrik et Orogastus. Toujours est-il que j’ai fait ce choix et que je dois m’y tenir.

» Vous m’avez montré en ces lieux le dépôt d’un Savoir qui remonte à des temps plus anciens que mon peuple ne saurait l’imaginer. C’est un Savoir qui n’est pas mien. Et si j’ai exercé un Pouvoir, c’était sous l’effet d’une volonté extérieure à moi, Kadiya, fille de Krain. Ne soyez pas déçu. Je ne peux ni déclencher la foudre ni commander aux vents. Je ne peux pas lever des armées de démons ni insuffler la vie à des créatures pour vous protéger, toi et les tiens.

» Toutefois, ce que je suis capable d’apprendre, ce que je suis capable d’accomplir, je l’apprendrai, je l’accomplirai. »

Gosel s’était relevé ; sa tête, légèrement tournée vers le côté, projetait une ombre étrange sur la courbe du lit.

« Quave a rêvé, Vasp a rêvé, Thrug a rêvé, et avant eux Zanya, Usita et Vark et d’autres, bien d’autres, depuis longtemps ont vu en songe que ceux qui étaient partis reviendraient. Quelle force saura les ramener mieux que les troubles entrevus cette nuit par Quave ? Seuls les élus peuvent entrer ici. Tu es déjà venue, nous t’avons vue ici la première fois. Mais nous savions alors que le temps n’était pas accompli.

» Nous t’en implorons, Noble Dame : dresse-toi entre nous et les ennemis qui nous menacent. »

Kadiya soupira. Elle avait fait de son mieux. Peut-être était-elle désormais vouée à l’échec. Pourtant sa volonté tenace se rebellait contre une telle idée. Parler de désastre, c’était déjà l’appeler sur sa tête. Si les Hassittis refusaient d’accepter la réalité, elle devait faire de son mieux. Mais ignorer ce qu’elle allait affronter la mettait en position de faiblesse.

« Quel est ce Mal qui menace ? demanda-t-elle.

– Les songes n’en ont pas révélé précisément la nature, répondit Gosel en secouant la tête. Quave sait seulement qu’il s’agit de forces obscures et anciennes restées depuis longtemps en sommeil.

– Les anciens maîtres de cette Cité ont tenu des livres. S’il s’agit d’un fléau ancien, ne pourrait-on en retrouver la trace en les examinant ? »

Le Hassitti réagit avec enthousiasme :

« Cela peut être fait, Noble Dame. Toutes les recherches sont bonnes pour tenter de comprendre. De leur côté, les rêveurs vont encore essayer de voir davantage ! »

Et, dans un mouvement rapide, Gosel disparut.

Kadiya avait dégainé sa dague. Cette arme chérie et bien réelle lui apportait un réconfort dans cet univers de rêves et d’ombres menaçants. Les Hassittis sauraient-ils déchiffrer les innombrables livres et registres qu’elle avait vus entassés dans les garde-meubles ? Elle même n’y parviendrait pas, c’était une tâche qui dépassait ses forces.

« Clairvoyante… »

Elle se tourna vers Jagun.

« Que puis-je faire pour toi, compagnon ? »

Elle vit sa bouche esquisser un sourire.

« Fille de Roi, demande-moi plutôt ce que, moi, je peux faire pour toi. Ces oiseaux de mauvais augure avec leurs rêves et leurs accumulations de biens dont ils ignorent le contenu… Ne les laissez pas vous convaincre de les défendre.

– Que sais-tu vraiment de ce peuple, Jagun ? »

Tout sourire avait disparu du visage du chasseur.

« Très peu de chose, Clairvoyante. Jusqu’à ce que je les voie de mes propres yeux, je croyais leur existence aussi évanescente que la brume des marais, voire davantage encore. Ils ont été créés par les Disparus, comme nous le fûmes, ainsi que les Skriteks, mais on disait qu’ils étaient partis vers l’inconnu avec les Tout-Puissants. On disait aussi qu’ils puisaient l’essence même de leur existence dans les Anciens et ne sauraient survivre loin d’eux, alors qu’à nous furent confiées les terres des marécages. Ils ne sont pas plus de notre race que les Skriteks, même si, contrairement à ces derniers, ils n’obéissent pas aux Ténèbres.

– Toi aussi, Chasseur, tu as rêvé. » -

Jagun resta quelques instants silencieux, puis détourna la tête.

« Oui, j’ai rêvé, dit-il enfin, en réprimant un frisson. Mais je ne saurais me souvenir de ce que j’ai vu. Peut-être tout ceci n’est-il qu’un songe, ajouta-t-il en balayant l’espace de la main. Clairvoyante, nous devrions partir.

– Je partirais volontiers s’il n’y avait l’épée, répondit Kadiya en secouant la tête. Elle demeure et tant qu’elle sera là, je ne serai pas libre de choisir ma route. Mais rien ne te retient, toi, Jagun. »

Il la regarda dans les yeux et elle eut honte de ses dernières paroles.

« Compagnon, se hâta-t-elle d’ajouter, je ne souhaite nullement ton départ, mais je respecterai ton choix.

– Mon choix est fait depuis longtemps », répondit-il simplement.